En Chine, on ne plaisante pas avec la rapidité et la commodité. Commander un plat, un café ou même un paquet de cigarettes depuis son smartphone est devenu un geste quotidien pour des millions d’habitants. Mais derrière cette apparente facilité se cache une bataille féroce entre géants du numérique, livreurs précarisés et un État soucieux de garder le contrôle.
D’un atelier industriel aux rues de Pékin
Prenons l’exemple de Li Wei, 47 ans. Jusqu’à récemment, il travaillait comme ouvrier dans une usine de pièces automobiles dans la province du Hebei. Son salaire mensuel tournait autour de 6 500 yuans (environ 800 €), mais les heures supplémentaires étaient fréquentes et les perspectives d’évolution quasi nulles.
En changeant de métier pour devenir livreur à Pékin via JD.com, il espère désormais atteindre 10 000 yuans par mois en multipliant les courses entre 8 heures et 20 heures. Comme beaucoup, il dort dans un dortoir collectif situé en périphérie et enchaîne les journées à scooter dans une capitale où la demande de livraison ne cesse d’augmenter.
Li Wei fait partie de ces 14 millions de livreurs qui sillonnent aujourd’hui les rues de Chine. Ils n’étaient « que » 3 millions en 2019. Cette explosion illustre à quel point la digitalisation du pays a transformé en profondeur le quotidien de ses habitants.
La stratégie des géants : vendre à perte pour dominer
JD.com, Meituan ou Ele.me pratiquent une stratégie agressive : capter des parts de marché en subventionnant massivement les commandes. Un bol de nouilles ou des raviolis coûtent parfois trois fois moins en livraison que dans le restaurant lui-même.
Résultat :
- JD.com enregistre 14,8 milliards de yuans de pertes dans sa division livraison.
- Meituan, leader historique, voit son bénéfice net s’effondrer de 89 % en un an.
C’est une logique bien connue : sacrifier la rentabilité à court terme pour imposer de nouvelles habitudes de consommation.
Un contexte économique tendu
Cette guerre des prix ne se joue pas dans un vide. La Chine traverse une période de déflation :
- Les prix à la consommation ont reculé de 0,4 % sur un an.
- Les ménages réduisent leurs dépenses, touchés par le chômage des jeunes et la crise immobilière.
Le gouvernement tente d’encadrer cette « concurrence désordonnée ». En août, la SAMR (autorité de régulation) a exigé l’arrêt des promotions extrêmes comme les repas à 1 yuan. Mais l’appétit des plateformes reste intact.
Les livreurs, premiers sacrifiés
Dans cette bataille numérique, les livreurs sont les variables d’ajustement. Leur quotidien dépend d’algorithmes opaques qui dictent le rythme, la rémunération et les pénalités. Certains, comme Xiongtai Liu, quittent leur statut de salarié pour devenir indépendants, perdant au passage protection sociale et stabilité.
Leur témoignage est frappant :
- 30 livraisons par jour suffisent à les épuiser.
- Une mauvaise note client peut coûter plus qu’une journée de salaire.
- Beaucoup vivent dans des dortoirs en périphérie des grandes villes.
C’est l’illustration parfaite d’un digital qui accélère… mais au prix d’une ubérisation extrême.
Le smartphone, colonne vertébrale du digital chinois
Pour comprendre cette frénésie, il faut aussi rappeler le rôle central du smartphone en Chine. C’est l’outil qui structure toute la vie quotidienne :
- Paiements mobiles : Alipay et WeChat Pay remplacent totalement cash et cartes bancaires. Même les petits commerçants de rue ou les temples affichent des QR codes.
- Super-apps : WeChat concentre messagerie, réseaux sociaux, portefeuille, santé, démarches administratives et achats en ligne.
- Adoption massive : le pays est passé directement du cash au mobile, sans étape intermédiaire par la carte bancaire.
- Algorithmes : chaque expérience est personnalisée, qu’il s’agisse de commander un repas, réserver un taxi ou accéder à un service de santé.
Je me souviens de ma première expérience en Chine avec ces applis : commander un plat depuis mon téléphone et le voir arriver en moins de vingt minutes à ma porte, payé via un simple scan de QR code. Une fluidité incroyable… mais qui m’a aussi fait réfléchir en voyant les livreurs courir sous la pluie, guidés par leurs smartphones et pressés par les algorithmes.
Ce contraste entre expérience utilisateur parfaite et conditions de travail difficiles résume bien les paradoxes de la digitalisation chinoise.
Et demain ?
Cette guerre de la livraison n’est pas près de s’arrêter. Comme le souligne Goldman Sachs, l’enjeu dépasse la nourriture : il s’agit de devenir incontournable dans l’achat en ligne instantané, plusieurs fois par jour. Le « Double 11 » (11 novembre, équivalent du Black Friday chinois) sera une nouvelle démonstration de cette intensité.
La question reste ouverte : cette frénésie peut-elle trouver un équilibre durable entre croissance, rentabilité et conditions de travail ?